19/06/2013

L'incroyable vista de feu Antoine Riboud

Antoine Riboud a été le fondateur de BSN devenue DANONE : autrement dit un remarquable développeur d'entreprises. A travers certaines de ses prises de position de la fin des années 1990, se découvre un talent de visionnaire et un humanisme qui reste de pleine actualité.

 

Antoine Riboud a toujours été intéressé par la vie de la cité ce qui va au-delà de la vie politique. Ainsi, le 11 novembre 1989, il accompagne à Berlin son ami le violoncelliste Rostropovitch, pour fêter la chute du mur de Berlin, qui joue J.S. Bach (suite n°1 prélude) assis sur une simple chaise au milieu de la foule réunie devant le mur érigé le 13 août 1961.

En 1999, dix ans plus tard, il participa avec brio à la 100ème de l'émission de François-Henri de Virieu : " L'heure de vérité ". Au cours de cette intervention, sa prestation rapporte une incroyable vision du monde économique et un sens de l'anticipation que la présente contribution souhaite souligner.

1 )  Peugeot et le rapport au dialogue social :

Tout d'abord, l'émission se déroule en plein conflit social chez Peugeot et Antoine Riboud a l'élégance de ne pas juger ou donner de conseils à Jacques Calvet. En revanche, il répète à plusieurs reprises sa satisfaction d'avoir appris que des négociations allaient s'ouvrir avec les syndicats. Comme Yves Sabouret ( ancien conseiller pour les affaires sociales du Premier ministre Pierre Messmer ), dans un article célèbre de la revue Pouvoirs, Antoine Riboud militait pour des syndicats forts et reconnus. A ceux qui estiment qu'il s'agit là d'un contre-sens, nous indiquons que la lucidité conduit à constater qu'il vaut mieux des partenaires structurés pour engager un dialogue plutôt que des coordinations ou autres mouvements spontanés qui ne contribuent souvent qu'à la radicalisation des conflits.

2 ) L'irruption croissante des marques :

Puis, Antoine Riboud développe un plaidoyer pour les immobilisations incorporelles : autrement dit, pour les marques dont il réaffirme l'importance. Evidemment pour lui, on ne peut manger un yaourt que s'il se nomme Danone. Quand on analyse le poids des immobilisations incorporelles dans les bilans récents des entreprises du CAC 40, chacun peut visualiser à quel point ce lyonnais peu diplômé mais talentueux avait là aussi une vista objectivement impressionnante. Oui, l'incorporel va croissant.

3 ) Les risques différenciés de la mondialisation :

S'agissant de la mondialisation, Antoine Riboud est parfaitement lucide sur le futur poids du Japon et de la Chine et évoque la différence entre les voitures importées de l'Orient et la difficulté d'importer des produits frais. Il introduit donc, à raison, une nuance sectorielle entre les degrés de vulnérabilité, le taux d'exposition aux risques, des différents secteurs. Autrement dit, Vinci n'est pas dans le même cercle de contraintes que Schneider ou Renault.

4 ) Les banques d'affaires et l'agilité capitaliste :

Par ailleurs, il démontre l'existence d'une tendance qui s'est affirmée depuis 1999 : l'importance des banques d'affaires. Traitant de la question du rachat d'une branche de Nabisco, il évoque le rôle personnel de Michel David-Weill ( Maison Lazard Frères ), le rôle de ses équipes qui " surveillent sans cesse la concurrence et ce qui peut se passer " et le rôle de financeur irréprochable joué par le Crédit Lyonnais ( " chèque " de 17 milliards de Francs soit 2,6 milliards d'euros ). L'alchimie entre la détection d'une cible possible, des négociations à haut niveau et du financement par une banque commerciale est réussie : elle demeure un des pivots de l'essor de Danone et d'autres groupes attachés à la croissance externe comme le fût, par exemple, AXA du temps de son fondateur Claude Bébéar.

5 ) Le besoin vital de fertilisation croisée au sein de l'entreprise :

" L'ignorance économique de la classe ouvrière en termes de logique économique est aussi grande que l'ignorance de la sociologie de la classe ouvrière et du personnel par les patrons ". Cette phrase extraite de l'émission précitée n'est pas un atout pour notre pays mais elle demeure largement d'actualité. Si certains plans d'ajustement des effectifs sont contestables, d'autres sont inévitables. En revanche, force est de constater le fossé entre les formations respectives des niveaux hiérarchiques et le coût social et humain qu'il engendre.

6 ) L'innovation et le rationnel :

Antoine Riboud cite l'exemple de l'Italie et du talent de ses innovateurs qu'il fait reposer sur leur côté irrationnel. Il ajoute alors : " On a tellement de bons élèves en France dans les grandes écoles qu'ils ne connaissent que le rationnel. Or, le rationnel vous fait rater les trains. L'instinct çà existe et l'irrationnel aide à innover ". Près de 25 ans plus tard, nous savons bien que cette affirmation conserve un large fondement et que la formation des élites françaises interpelle le bon sens par son manque d'ouverture à l'autre et par la surdimension d'apports cartésiens, loin de perspectives issues de la sérendipité. Là encore, l'homme qui fût le rédacteur du remarqué rapport : " Modernisation, mode d'emploi " commandé par Jacques Chirac en 1987 soulève une question sur laquelle notre pays a des marges de manœuvre.

7 ) L'économie de produit vers l'économie de marché :

En termes simples, imagés et fiables, Antoine Riboud explique en 1989 que le monde va passer d'une économie de produit vers une économie de marché où marketing et concurrences seront deux mots-clefs. Bien évidemment, il évoque aussi les prix. Ainsi, des années avant le grand marché de l'Acte unique de 1992, ce visionnaire avait pressenti l'impact de l'ouverture des frontières et de ce que nous connaissons tous : la mondialisation. Par-delà les aléas, un fait est là : Danone employait 45.000 personnes en 1989 et compte désormais 101.800 collaborateurs ( en 2011 ).

8 ) De Marseille à New-York :

Le 25 octobre 1972, Antoine Riboud fera sensation lors d'un colloque à Marseille où il prononce, devant un groupe de patrons interloqués, son célèbre discours relatif à : " Croissance et qualité de vie ". Il expose clairement les responsabilités de l'entreprise et pose comme une évidence incontournable que le développement de la firme va de pair avec celui des hommes et des femmes qui la composent. Ainsi, il énonce la pierre angulaire de sa pensée et de sa pratique du management : " le double projet économique et social de l'entreprise ". A l'époque, ces lignes font des remous mais Antoine Riboud ne changera pas de cap. De 1966 à 1996, il pilotera Danone avec dextérité : à tel point que l'entreprise pourra être cotée en Bourse à New-York en 1998. Le projet social n'exclut pas l'ambition capitaliste.

9 ) La vie ne fût pas un fleuve tranquille :

Antoine Riboud a connu des heurts, des conflits sociaux et son lot de succès. Ce qui est intéressant c'est de l'entendre parler des PME dans l'émission " L'heure de vérité " où il indique sans détour qu'il est beaucoup plus difficile de diriger une PME que BSN ( devenue Danone ). Parallèlement, ce décideur volontaire aimait à rappeler que l'on doit savoir apprendre de ses échecs. Ceci par référence à sa cuisante défaite, en 1968, lors d'une tentative d'OPA de BSN sur la Compagnie de Saint-Gobain. Cet apprentissage de l'échec et de son rebond postérieur est une réalité dans nombre d'universités nord-américaines. A l'inverse, notre système éducatif est trop en retrait face à cette notion-clef, face à ce développement de la résilience économique du manager ou de l'entrepreneur. A ses dépends, là encore, Antoine Riboud nous montre sa vista, sa capacité de périscope stratégique du monde des affaires.

Parlant du travail industriel et de l'irruption des machines à commande numérique, Antoine Riboud écrit ( page 138 du rapport " Modernisation, mode d'emploi " ) : " Ce qu'on touchait avec des mains, on le lit avec l'œil. On reçoit une information de la machine, on la traite et on lui rend une autre information qui évite un dysfonctionnement ".

 Plus loin : " Il faut donc désormais apprendre à comprendre. Ce qui demande une pédagogie très pratique qui éduque la vision, la représentation mentale, l'analyse des situations et qui permette l'entraînement".

Apprendre à comprendre est bien un défi que la crise des années 2013 à 2015 va nous contraindre à relever pour moins être dégradé dans différents classements mondiaux. Si la France est confrontée au récif de la compétitivité par les prix ( abordée par le rapport Gallois ), elle ne saurait ignorer celui issu des éléments hors-prix. Sur ce dernier point, la pratique d'Antoine Riboud nous parait demeurer de pleine actualité et qualifiable d'incroyable par sa modernité. Nous épargnerons aux lecteurs certains propos de grands chefs d'entreprise de la fin des années 80 dont le sable du temps a eu tôt fait de recouvrir le caractère daté et inadapté.

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